17 décembre


 

"Les contes ne sont pas faits pour endormir les enfants, mais pour éveiller les adultes"

S, comme Sologne
UN BEL ENSORCELÉ

   Face à moi, assis derrière l'épaisse table de chêne  acoquinée de ses deux bancs à l'échine lissée, le fermier des Trois-Épis, en Sologne, pesant, presque vieillard, train et buste vautrés, semble déjà ne plus me voir.
   Lorsque je suis entré, il n'a pas eu l'accueil aimable. Il ne s'est pas levé et même, pour bien me montrer que je l'importunais, il est resté tête immobile, étayée sur ses avant-bras comme soudés à son corps.
   En me voyant approcher de lui, il a lâché de rapides et craintives raclées de gorge, si bien que j'ai cru qu'il ronflait les yeux ouverts.
   À présent, sa femme lui dit avec douceur :
- Robert... Le monsieur, là, est venu pour savoir sur le temps d'autrefois... Il recherche les croyances des anciens...
   Puis elle laisse un long silence quêteur qui force le taciturne à relever haut les sourcils, au point de se labourer d'un coup vingt sillons dans la peau du front.
- C'est si rare, continue la femme, d'avoir du monde ici depuis que t'es comme ça !... Et, regarde, lui, il a pas peur !...
   Mais il reste muet.
   Alors je questionne la fermière comme s'il n'y avait dans la salle qu'elle et moi de vivants. Je lui demande si elle connaît des remèdes de bonne femme, et j'ajoute, vite, pour l'encourager à me répondre : "si efficaces !"
   Elle a un bref sourire rentré, très triste :
- Tout ça c'était dans le bon vieux temps d'avant nous... De nos jours ça ne fait plus rien d'utile.
   Je l'encourage :
- Détrompez-vous, certains donnent des résultats... J'en connais pour chaque maladie, même les pires...
À cet aveu, le fermier sauvage s'anime et me regarde avec intérêt. Il parle enfin :
- S'y en a-vait, éructe-t-il, j's'rai plus... com'j'suis là...
   Sa gorge spasme et égoutte ses mots. On dirait qu'il coasse ses paroles. Je me sens mal à l'aise.

- On l'a ensorcelé mon homme, murmure alors la femme, avec cette toujours douceur.

   ... Maintenant qu'elle regrette visiblement de m'avoir révélé le tort qu'il fit à une certaine mauvaise voisine en "accointance avec le Fourchu", je comprends qu'elle ne se risquera pas à se faire calciner la langue en me donnant un nom. Pourtant j'aurais aimé rencontrer cette proche "diablesse", malintentionnée au point de mettre si bas un tel gaillard.
   Je me lève et, avant de sortir, je m'efforce de consoler la fermière.
- Tout ça va s'arranger, vous allez voir, ma visite lui aura fait du bien... Qui sait s'il n'est pas déjà mieux ?...
   Elle regarde son homme à nouveau prostré. Une brève espérance irradie son regard mais s'estompe aussitôt.
- Il n'a jamais eu de chance... pourquoi en aurait-il maintenant !

   Quelques heures après, à la nuit venant, je repasse devant les Trois-Épis et je pense qu'un "Bonsoir" fera plaisir. Je ne trouve personne dans la salle.
Allons, tant mieux, l'homme s'est enfin décidé à secouer sa torpeur. À présent il doit faucher le retard de son foin.
    Je m'en vais, et, passant près du jardinet qui attient à l'écurie, j'aperçois mon bonhomme accroupi au milieu d'un vaste plan de salades. L'heure tiède est propice pour les repiquer. Il s'y adonne à plaisir, le nez jusqu'à terre. Il ne m'a pas vu : je l'observe. Il se redresse à moitié, buste raide, jambes fléchies, grotesque. Et, soudain, avec aisance, il fait un bond puissant... retombe deux mètres plus loin... s'accroupit à nouveau... repique d'autres pieds de salade... et bondit encore sans jamais se mettre entièrement debout.
   Stupéfait, je n'ai pas entendu sa femme s'approcher de moi. Elle a un gémissement, presque à mon oreille. Je sursaute.
- Mon pauvre homme !... mon pauvre !
- Mais ?... mais, pourquoi saute-t-il de cette façon ?
Elle a un petit recul d'étonnement :
- ...Je vous l'ai pas dit qu'il était ensorcelé ! L'ensorcelé m'aperçoit. Toujours accroupi, il lève pesamment un bras pour me saluer. Et, après un épouvantable coassement, reprend ses bonds de batracien qui le mènent aisément aux quatre coins de son plan de salades.
- Mon pauvre homme ! ... soupire tristement la femme avec une sainte résignation.

Claude SEIGNOLLE Extrait de "Contes populaires et légendes du Berry et de la Sologne"-1978- Presses de la Renaissance 

 

 

 

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