9 décembre

 

"Les contes ne sont pas faits pour endormir les enfants, mais pour éveiller les adultes"

I, comme Irak
LE BOUT DU MONDE

   Un homme de Bassorah, au Moyen Âge, décida qu'il verrait, coûte que coûte, le bout du monde. Il avait entendu parler, par des poètes et même des philosophes, d'un endroit où la Terre s'arrête et où les voyageurs peuvent se tenir au bord d'un gouffre immense, au fond duquel passent en hurlant des fleuves chauds.
   Il vendit la plus grande part de ses biens, acheta plusieurs chameaux, s'entoura d'une garde armée et de vivres en quantité suffisante, puis il partit, une nuit de pleine Lune, à la fois pour profiter de la fraîcheur du soir et de la clarté de l'astre des nuits. Il marcha longtemps, se dirigeant sans cesse vers l'est où, disait-on, s'ouvrait le dernier gouffre. Il vendit ses chameaux et acheta des mules pour franchir les hautes montagnes, puis il racheta des chameaux pour traverser les déserts de l'ouest de la Chine, il passa des fleuves, des villes, il s'embarqua sur un bateau à voiles pour venir à bout de l'immense océan qui s'étendait soudain devant lui.
   Il connut des aventures multiples et assez souvent dangereuses, il perdit plusieurs de ses gardes du corps, qu'il dut remplacer. Il arriva, dans le continent que nous appelons aujourd'hui l'Amérique, parmi des peuplades étranges, qui construisaient d'énormes cités pyramidales sans même connaître l'usage du fer, il survécut à des maladies, à des trahisons, il rencontra des pingouins que de loin il prit pour des hommes, il traversa sur un autre bateau un autre océan, moins large pais plus secoué que le premier, il atteignit l'Europe, alla de pays en pays en se protégeant de terribles guerres locales qui dévastaient les régions que nous appelons aujourd'hui l'Espagne, la France, l'Italie, les Balkans.
   Il parvint enfin, au terme de son tour du monde, et après plus de quatre années d'épreuves, aux alentours de la ville de Bassorah, d'où il était parti. Il reconnut les paysages familiers de son enfance, il s'approcha de la ville, chercha son quartier, sa maison. Devant sa maison, il vit son frère, à la place même où il l'avait laissa. C'était au milieu de la nuit.

"- Eh bien, lui demanda son frère, qui ne dormait pas encore, as-tu aperçu le bout du monde ?
- Non, je n'ai rien vu de semblable, lui dit le voyageur. J'ai marché, j'ai chevauché, j'ai navigué, et voici que je me retrouve exactement à mon point de départ. C'est comme si je n'avais pas voyagé, comme si je n'avais pas bougé de place. Tu es là, toit mon frère, assis en face de moi, à ta place. À quoi bon toute cette peine ? Rien n'a changé.
- Tu te trompes, lui dit son frère. Quelque chose a changé.
- Et quoi donc ?
- Regarde. Le frère tendit le doigt vers la Lune, qui était pleine au départ et qui maintenant n'offrait aux regards qu'un croissant.
- La Lune a changé, dit le frère.
- Mais elle n'a pas changé à cause de moi ! La Lune change sans cesse ! Cela n'a rien à voir avec mon voyage !
- Je n'ai pas dit qu'elle avait changé à cause de toi, lui fit remarquer son frère. J'ai simplement dit qu'elle avait changé. Que tu sois en repos, ou que tu sois en mouvement, cela n'a aucune importance. De toute manière, la Lune change, et tu ne peux pas dire que tout est comme avant.
Le voyageur réfléchit un instant avant de dire :
- Au moins le changement est comme avant.
Ça reste à prouver, lui dit son frère."

Extrait de "Contes philosophiques du monde entier" J-Claude CARRIÈRE- 2008- PLON  

 

 

 

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