3 décembre

 

"Les contes ne sont pas faits pour endormir les enfants, mais pour éveiller les adultes"

B, comme Berry
LE GIBBACIER CREVÉ

    Il y avait une fois un coq et une souris qui étaient aux noisettes par un beau jour d'octobre dans une épaisse coudraie, pleine d'ombre fraîche.
Les noisettes étaient mûres, grosses comme des avelines ... Elles se déchaulaient presque toutes seules... Mais, ce jour-là, comme il ne faisait pas une miette de vent, le coq fut obligé de se percher dans les branches pour les faire tomber.
- Toi, petite souris, dit-il, tu briseras les coquilles et tu feras un tas des graines pour en faciliter le partage quand je serai fatigué.

   Et les jolis fruits roux tombaient comme grêle sur la mousse verte du taillis. La souris, très adroitement, les cassait aussitôt pour entasser leurs amandes... Mais elle ne put résister à sa gourmandise : elle en croquait le plus possible et sa bedaine s'arrondissait et s'enflait à vue d'œil.
   Du haut de son perchoir, le coq s'en aperçut et cria : 

- Souris, petite souris, tu manges les noisettes !
Mais elle, sans tenir compte de l'observation de son compagnon, continuait toujours... Si bien qu'enfin le coq, rouge de colère, se fâcha pour de bon et menaça de sa voix enrouée :

- Souris, petite souris, si tu ne t'arrêtes pas de manger les noisettes, je descendrai pour crever ton petit gibbacier* !...
La souris qui n'avait pas peur, mangeait encore les noisettes... Alors le coq devint furieux... Il sauta par terre et, d'un vigoureux coup de bec, lui creva le gibbacier !
- Tu l'auras bien voulu !
   Toute marrie et dolente, la pauvre souris courut chez le cordonnier et, pleurant des larmes amères, lui demanda :
- Cordonnier, bon cordonnier, je t'en prie, donne-moi ton fil pour raccommoder mon petit gibbacier que ce maudit coq m'a crevé !
Étonné, le cordonnier posa le soulier qu'il était en train de ressemeler ... Il réfléchit un instant, sortit sa tabatière de sa poche et se fourra une grosse pincée de tabac dans les narines... Enfin, il répondit :
- Si tu veux de mon fil, donne-moi de la graisse !
   La souris courut alors chez le cochon et lui demanda :
- Cochon, bon cochon ! Je t'en prie, donne-moi de la graisse pour donner au cordonnier qui me donnera de son fil pour raccommoder mon petit gibbacier que ce maudit coq m'a crevé !
Étonné, le cochon posa la betterave qu'il était en train de ronger et réfléchit un instant... Il fronça son groin, dévrilla sa queue, cligna des yeux d'un air malin et répondit en grognant :
- Si tu veux de ma graisse, donne-moi du son !
   La souris courut alors chez le meunier et lui demanda :
- Meunier, bon meunier ! Je t'en prie, donne-moi du son pour donner au cochon qui me donnera de sa graisse pour donner au cordonnier qui me donnera de son fil pour raccommoder mon petit gibbacier que ce maudit coq m'a crevé !
Étonné, le meunier retira de ses dents la pipe qu'il était en train de fumer et réfléchit un instant ... Il se gratta l'oreille, remonta ses sourcils broussailleux, blancs de farine, toussa, éternua et répondit :
- Si tu veux du son, donne-moi du lait !
   La souris courut alors chez la vache et lui demanda :
- Vache, bonne vache ! Je t'en prie, donne-moi du lait pour donner au meunier qui me donnera du son pour donner au cochon qui me donnera de sa graisse pour donner au cordonnier qui me donnera de son fil pour raccommoder mon petit gibbacier que ce maudit coq m'a crevé !
Étonnée, la vache s'arrêta de ruminer, réfléchit un instant, puis elle agita sa queue le long de ses flancs pour en chasser les mouches et après s'être fourré profondément la langue dans le fin fond des naseaux, elle répondit :
- Si tu veux de mon lait, donne-moi de l'herbe !
   La souris courut alors vers la prairie et lui demanda :
- Prairie, bonne prairie ! Je t'en prie, donne-moi de l'herbe pour donner à la vache qui me donnera de son lait pour donner au meunier qui me donnera du son pour donner au cochon qui me donnera de sa graisse pour donner au cordonnier qui me donnera de son fil pour raccommoder mon petit gibbacier que ce maudit coq m'a crevé !...
Étonnée, la prairie s'arrêta de pousser, hérissa ses joncs et ses rauches, réfléchit un instant, se laissa caresser par un brin de vent qui passait, et répondit :
- Si tu veux de mon herbe, donne-moi de l'eau !
   La souris courut alors vers la fontaine et lui demanda :
- Fontaine, bonne fontaine ! Je t'en prie, donne-moi de l'eau pour donner à la prairie qui me donnera de l'herbe pour donner à la vache qui me donnera de son lait pour donner au meunier qui me donnera du son pour donner au cochon qui me donnera de sa graisse pour donner au cordonnier qui me donnera de son fil pour raccommoder mon petit gibbacier que ce maudit coq m'a crevé ! ...
Étonnée, la fontaine cessa de couler et arrêta les rides de sa surface, réfléchit un instant, puis, à la grande surprise de la souris, répondit :

- Tu n'as qu'à te baisser pour en prendre! ...

Alors, folle de joie, la petite souris se pencha sur le bord de la fontaine et ... plouf ! ... elle tomba dans l'eau claire où se miraient les myosotis et s'y noya !
- Glou, glou ! fit la fontaine.


 * sac servant à la chasse.

Pierre PANIS Extrait de "Contes du Berry recueillis de bouche à oreille" - 1994 - ROYER contothèque. 

La gourmandise est un vilain défaut qui peut vous conduire au fond de la ..... 
Fontaine

 

 

Ajouter un commentaire