18 décembre

 

"Les contes ne sont pas faits pour endormir les enfants, mais pour éveiller les adultes"

B, comme Bordelais
LE VRAI SUPPLICE DE TANTALE

   Tantale est certainement l'un des personnages de la mythologie que l'on a le plus vilainement chargé de crimes qu'il n'a pas commis. Il est vrai que c'était un plaisantin, qu'il aimait bien tendre des pièges à ceux qu'il recevait à sa table, mais de la à faire bouillir son propre fils, Pélops, pour le servir en pot-au-feu à ses convives, il y a un abîme que les historiens ont franchi trop allègrement. Il faudrait des volumes pour raconter les farces faites par Tantale. Et je dois reconnaître qu'elles n'étaient pas toutes du meilleur goût. Mais les lecteurs honnêtes décideront si vraiment de telles blagues méritaient pareille punition. Car la pire de toutes ses farces fut le piège qu'il tendit à ce pauvre vieux Silène au cours du banquet qu'il lui offrit pour fêter son retour au pays, non que ce canular fût monumental, mais en raison de la personnalité de la victime.
   Rentré du Bordelais depuis quelques jours, Silène se promenait partout en racontant son voyage et surtout son séjour en Gironde. Bien des auditeurs étaient agacés de l'entendre chanter les mérites du bordeaux et clamer sur tous les tons de sa voix éraillée que ce qu'on pouvait récolter de meilleur dans le reste du monde n'était que du pipi de rossignol à côté  des moins bons bordeaux. Il y a, il est vrai, des limites à ne pas dépasser, mais dans l'état d'ivresse où vivait le vieux, les limites n'existaient plus.
   La plupart de ses amis furent au comble de l'exaspération quand, ayant assez parlé du vin, il se mit à célébrer ses propres mérites. À l'entendre, son séjour à Bordeaux avait fait de lui le plus fin dégustateur qu'on puisse trouver. Il se faisait fort de reconnaître les crus, les années, etc. Comme ceux qui n'avaient pas fait le voyage n'y connaissaient rien, il avait la partie belle. E, raison de son grand âge et, surtout, parce qu'il était le fils de Mercure et qu'il avait élevé Bacchus, les gens l'écoutaient religieusement.
   Cependant, Tantale, qui ne respectait rien ni personne, profita de la fin du banquet pour ridiculiser son vieil invité. Comme Silène, passablement ivre, parlait des plus grands vins liquoreux, Tantale fit emplir d'un très bon jus de pomme, une bouteille d'Yquem. Et, presque solennel, il en versa une demi-coupe à Silène en disant :
- Grand Maître, tu vas déguster ça et nous dire ce que tu en penses. Mais je ne te montre pas le flacon.
Vicieux comme pas un, il s'était arrangé pour que le vieillard jette un regard à l'étiquette.
Silène goûta, fit claquer sa langue comme il avait appris à le faire en Bordelais, prit son air le plus inspiré et déclaré dans un grand silence attentif :
- Yquem an 40 !
Il y eut dans la salle un murmure d'admiration. Et cette fripouille de Tantale se mit à rire en lançant :
-Tu n'y connais rien, vieux pitre, c'est du jus de pomme ! Et il fit goûter à la ronde. Bien entendu, ce fut un immense éclat de rire. Un rire qui gagna toute la Grèce où les nouvelles allaient très vite. 
   Jupiter, qui assistait au banquet et qui n'aimait pas qu'on manque de respect aux personnes âgées, décréta que ce voyou de Tantale devait être puni par où il avait fauté.
   Il appela ses soldats et leur ordonna de se saisir de Tantale et de le plonger dans une cuve emplie de très bon vin. Il précisa même :
- Et vous changerez de cru chaque semaine. Les meilleurs blancs, les meilleurs rouges, des secs, des liquoreux, des pétillants, tout pourvu que ce soit bon car c'est pour l'éternité.
   Tantale fut donc plongé dans cette cuve, du vin jusqu'au menton. La cuve est dans une cour où le soleil tape du matin au soir si bien que le malheureux est torturé par la soif. Or, raffinement de cruauté, par un système de tuyauterie et de pompes très ingénieux, chaque fois qu'il penche la tête pour boire, le vin est automatiquement évacué et remplacé par du jus de pomme.
   Le public paye pour assister au supplice et on fait toujours la queue devant la porte qui donne accès à cette cour.
   Bien des amis de Tantale ont lancé des pétitions pour que Jupiter mette fin à ces tortures. Silène le premier est intervenu. Il a eu beau supplier, rien n'y a fait. Jupiter reste persuadé que les plaisanteries d'un goût aussi douteux doivent être sévèrement punies. Et le pauvre Tantale sait fort bien ce qu'on est arrivé à raconter sur son compte. C'est une souffrance ajoutée aux autres. Elle fait monter sa fièvre et augmente encore sa soif, si bien que les pompes aspirantes et refoulantes n'arrêtent pas de fonctionner. Le bruit qu'elles font ajoute encore à la souffrance du condamné.

 

Bernard CLAVEL Extrait de "Contes et Légendes du Bordelais" -1997- SEUIL 

 

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