12 décembre

 

"Les contes ne sont pas faits pour endormir les enfants, mais pour éveiller les adultes"

E, comme Espagne (conte populaire andalou)
LA PETITE FOURMI

   Une petite fourmi, soigneuse et bonne ménagère, balayait un matin le seuil de sa maison lorsqu'elle trouva un maravédis. Elle courut aussitôt chez ses voisines et leur demanda ...
"- N'avez-vous rien perdu ? J'ai trouvé quelque chose... Car la fourmi était honnête et n'aurait pas gardé l'argent d'autrui.
- Nous n'avons rien perdu, répondirent les voisines.
- Que dois-je faire de cet argent ? se dit la petite fourmi. J'achèterais bien du sucre, mais j'en ai tant mangé hier que je risquerais de me faire mal au ventre. Achèterais-je une mantille neuve ? Mais la mienne est bonne ... Ah ! j'ai une idée ..."
   Et la petite fourmi s'en alla chez le parfumeur, elle acheta un peu de poudre de riz et une petite houpette. Puis, comme c'était jour de fête, elle mit ses plus fins souliers, sa plus jolie robe, se coiffa, se poudra les joues, et s'assit à sa fenêtre à l'ombre de son pot d'œillets, pour regarder passer les gens.
   Or, elle était si bien poudrée, si jolie et si avenante que tous ceux qui la voyaient souhaitaient de l'avoir pour fiancée.
Le premier qui osa lui parler fut le taureau :
- Petite fourmi, veux-tu m'épouser ?
- Comment ferais-tu pour me plaire ? dit la fourmi en riant. Le taureau se mit bien d'aplomb sur ses quatre pieds, fouetta l'air avec sa queue et, renversant la tête en arrière, se mit à rugir si formidablement que la maison de la fourmi, et la fenêtre de la maison, et le pot d'œillets sur la fenêtre, et la fourmi près du pot d'œillets en furent ébranlés.
- Passe ton chemin, Taureau ! Tu m'épouvantes ! Si tu parles encore, je crois que je deviendrai tout à fait sourde ! Sainte Vierge ! Envoyez-moi un époux moins terrible !
Vinrent ensuite un chien jaune qui aboya, un cochon noir qui grogna, un coq vert qui chanta, un chat blanc qui miaula ; mais aucun d'eux ne sut plaire à la fourmi.
   Enfin, s'avança un grillon timide et noir, tout dépaysé de se voir hors de son trou. Et il commença à chanter :
- Cri cri, veux-tu m'épouser, fourmi ? Puis il se tut, car l'émotion lui serrait le gosier.
- Grillon, tu me plais, lui dit la fourmi ; tu es noir comme moi, tu es un peu plus grand que moi, ainsi qu'il sied à un mari. Je te donne ma main. Tu aimes l'ombre, tu garderas la maison l'été quand j'irai aux provisions. Tu aimes le coin du feu : nous nous chaufferons ensemble l'hiver, ensemble nous mangerons ce que j'aurai amassé, et, pour nous divertir, je te conterai mes courses dans le monde et tu me chanteras des chansons que tu auras faites en mon absence. Marions-nous, grillon, et tâchons d'être heureux !
   Ainsi fut fait. Ils furent heureux tout un été ; mais un jour, à l'automne, le grillon s'enrhuma en aidant la fourmi à rentrer, par une pluie battante, une figue sèche qu'il fallait ne pas laisser pourrir. La fourmi le soigna, et lui fit boire de la tisane. Le dimanche suivant, il était presque guéri, mais la fourmi prudente lui dit :
- Je vais seule à la messe ; il est plus sage que tu restes encore au logis. Aie bien soin de toi, tout en te chauffant, de surveiller la soupe que j'ai mise devant le feu ; mais si tu dois la remuer, sers-toi de la grande cuiller et non de la petite, afin de ne pas te brûler !
Et la petite fourmi ayant noué son mouchoir sur sa tête et pris son chapelet, s'en fut à l'église. Hélas, le grillon distrait et maladroit oublia les recommandations de sa femme. Il prit la petite cuiller, mais elle était si petite qu'il dut, pour remuer la soupe, se pencher de tout son corps sur la marmite.
Tout à coup, il perdit l'équilibre et bascula, la tête en avant, dans le bouillon où il fut aussitôt suffoqué, noyé et brûlé. Pauvre grillon !
   Quand la petite fourmi revint de la messe, elle vit la marmite qui chantait tranquillement devant le feu, mais de grillon nulle trace ! Elle se pencha en se haussant sur la pointe des pieds et vit, hélas, le pauvre grillon noyé qui flottait en tournoyant avec l'écume.
À cette vue, elle se mit à sangloter si fort que le petit oiseau qui passait lui dit :
- Pourquoi pleures-tu, petite fourmi ?
- Hélas, le grillon s'est noyé dans la marmite, et moi, la petite fourmi, je souffre et je pleure !
- Et moi, le petit oiseau, je me coupe la queue !

Ainsi fut fait, et le petit oiseau s'envola sur le rosier fleuri.
- Oiseau, petit oiseau, qu'as-tu fait de ta queue ?
- Hélas, le grillon s'est noyé dans la marmite et la petite fourmi souffre et pleure. Et moi, le petit oiseau, je me suis coupé la queue.
- Et moi, le rosier fleuri, j'effeuillerai mes roses !

Le rosier se secoua et toutes les roses tombèrent effeuillées sur le sol. À l'heure de la sieste, le chat gris vint pour dormir à l'ombre du rosier fleuri.
- Rosier, rosier fleuri, qu'as-tu fait de tes roses ?
- Hélas, le grillon s'est noyé dans la marmite et la petite fourmi souffre et pleure ; alors le petite oiseau s'est coupé la queue, et moi, le rosier fleuri, j'ai effeuillé mes roses !
- Et moi, le chat gris, je raserai mes poils !
Le chat gris ne fit pas la sieste ce jour-là, car il eut beaucoup d'ouvrage pour se raser tous les poils. Quand ce fut fait, il s'en alla boire à la fontaine claire.
- Chat gris, pauvre chat gris, où est ta belle fourrure ?
- Hélas, le grillon s'est noyé dans la marmite et la petite fourmi souffre et pleure. Alors le petit oiseau s'est coupé la queue, le rosier fleuri a effeuillé ses roses, et moi, le chat gris, j'ai rasé ma fourrure !
- Et moi, la fontaine claire, je me mets à pleurer.

Et l'eau, qui auparavant chantait, se mit à pleurer en tombant du rocher. La fille du roi, avec sa cruche sur la hanche, vint puiser de l'eau à la fontaine claire.
- Pourquoi pleures-tu, fontaine claire ?
- Hélas, le grillon s'est noyé dans la marmite et la petite fourmi souffre et pleure ; alors le petit oiseau s'est coupé la queue, le rosier fleuri a effeuillé ses roses, le chat gris a rasé sa fourrure, et moi, la fontaine claire, j'ai pleuré goutte à goutte.
- Et moi, la fille du roi, je brise ma belle cruche !


Et moi, c'est en pleurant que je finis mon conte, car le grillon s'est noyé dans la marmite et la petite fourmi souffre et pleure !

M. SOUPEY Extrait de "Contes et Légendes d'Espagne" -1967- FERNAND NATHAN 

 

 

 

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